CHAPITRE 1

En ce lundi après-midi d’octobre 1139, Frère Cadfael franchit le porche de l’abbaye, sentant obscurément qu’un incident de mauvais augure allait éclater avant son retour dans la cour principale ; il n’avait pourtant aucune raison de supposer qu’il serait absent plus d’une heure. Il se rendait seulement à la maladrerie de Saint-Gilles à l’autre bout de la Première Enceinte, à un demi-mille à peine de l’abbaye de Shrewsbury, afin de réapprovisionner en huiles, lotions et onguents l’armoire aux médicaments de l’hospice.

On avait toujours grand besoin de ces remèdes à Saint-Gilles. Même quand il y avait peu de lépreux, la maladrerie avait pour but de les surveiller et de leur porter assistance ne manquait jamais d’âmes indigentes et souffrantes à soigner, et les remèdes aux simples de Cadfael apaisaient les maux du corps comme ceux de l’esprit. Il accomplissait ce pèlerinage toutes les trois semaines en moyenne pour remplacer ce qui avait été utilisé. Ces derniers temps, il s’y rendait d’autant plus volontiers que Frère Marc, le précieux assistant qui lui faisait tant défaut à l’herbarium, s’était senti appelé à servir ces malheureux pendant un an et les visites à Saint-Gilles lui rappelaient le souvenir béni de ces jours paisibles.

Car, pour tout dire, les pressentiments de Cadfael n’avaient aucun rapport avec les événements importants dont allait être témoin l’abbaye Saint-Pierre et Saint-Paul de Shrewsbury, ni avec des noces ou des épousailles, ni avec une mort violente et soudaine. Il s’attendait plutôt à ce qu’en son absence à l’herbarium, dans le jardin aux simples, quelque flacon d’un précieux liquide ne fût brisé, qu’un sirop ne débordât, qu’une casserole ne fût brûlée ou encore que le feu du brasero, alimenté trop généreusement, ne gagnât les touffes d’herbes séchées qui bruissaient au-dessus et au pire, n’enflammât tout l’herbarium.

Marc avait été un assistant scrupuleux, aux gestes doux et précis. A sa place, Cadfael avait hérité – pour ses péchés – du plus joyeux, du plus candide, du plus insouciant et du plus maladroit des chérubins, toujours confiant, jamais abattu, un novice mal dégrossi de dix-neuf ans qui n’avait jamais dépassé le stade heureux de ses douze ans. Il avait deux mains gauches, mais son zèle et sa confiance en soi étaient absolus. Il était convaincu de pouvoir tout faire – il avait tant de bonne volonté –, mais il trébuchait au premier obstacle, toujours abasourdi et horrifié devant les désastres qu’il provoquait. Pour couronner le tout, c’était le garçon le plus enjoué et le plus affectueux de la terre... et malheureusement c’était aussi le plus incorrigible, tant était infinie sa capacité à espérer. Abreuvé de reproches, après avoir brisé, détruit, abîmé et brûlé, il laissait passer l’orage sereinement, aussi repentant qu’assuré de la grâce et certain d’éviter un nouvel échec. Cadfael ne se montrait jamais tiède à son égard, ni dans son affection, ni dans son irritation ; l’air résigné, il trouvait toujours des excuses pour les dégâts que le garçon était presque sûr de causer dès qu’on le laissait sans surveillance suivre telles ou telles instructions. Pourtant, outre son caractère aimable, il avait des qualités. Il n’avait pas son pareil pour bûcher dur, l’épreuve suprême de l’automne : il s’y lançait avec l’ardeur que d’autres réservent à la prière et retournait la terre avec un amour et une ferveur que Cadfael ne pouvait qu’approuver. Mais surtout qu’on l’empêche de planter ce qui justifiait ses coups de bêche ! Frère Oswin avait la main... noire !

Frère Cadfael n’avait donc pas le temps de penser au grand mariage qui, deux jours plus tard, allait avoir lieu dans l’église abbatiale. Il l’avait complètement oublié jusqu’au moment où il remarqua que, tout le long de la Première Enceinte, les gens se rassemblaient en groupes bavards devant leurs maisons et jetaient des regards impatients du côté de la route de Londres, dans la direction opposée à celle de la ville. Le ciel était couvert ; il faisait froid et une légère bruine se mêlait à l’air, mais les commères de Shrewsbury n’avaient pas l’intention de se priver du spectacle pour autant. C’est par cette route que passeraient les deux cortèges nuptiaux, dont de toute évidence la rumeur avait déjà annoncé l’arrivée. Comme les cortèges ne franchiraient pas les murs de la ville, un bon nombre de bourgeois étaient venus se joindre au petit peuple de la paroisse de la Première Enceinte. Le va-et-vient et le brouhaha rappelaient presque un jour de foire ordinaire. Même les mendiants groupés près de la porterie montraient l’excitation des jours de fête. Lorsqu’un baron possédant des terres réparties sur quatre comtés se présentait pour épouser l’héritière d’un domaine aussi étendu que le sien, on pouvait espérer de grandes largesses pour célébrer l’événement.

Cadfael tourna le coin du mur d’enceinte, près du champ de foire et continua sur la grand-route, là où les maisons devenaient plus clairsemées et où les champs et les bois étendaient leur verdure jusqu’à la chaussée. Là également, les femmes se tenaient devant leurs portes, attendant impatiemment d’apercevoir les fiancés lors de leur arrivée, et à mi-chemin, un noyau de curieux s’était rassemblé devant une grande demeure pour épier, par le portail grand ouvert, le remue-ménage qui régnait dans la cour. Des serviteurs et des palefreniers allaient et venaient entre la maison et les écuries, leurs livrées aux couleurs vives sillonnant l’endroit. C’était là que devaient loger le fiancé et sa suite, tandis que la fiancée et les siens résideraient à l’hôtellerie de l’abbaye. Saisi par une pointe de curiosité tout humaine, Cadfael s’attarda un moment pour regarder avec les autres.

C’était une vaste demeure entourée de hauts murs, avec un jardin et un verger par-derrière ; elle appartenait à Roger de Clinton, évêque de Coventry, qui y venait rarement. S’il prêtait sa maison à Huon de Domville qui avait des manoirs dans le Shropshire, le Cheshire, le Staffordshire et le Leicester, c’était en partie un témoignage d’amitié envers l’abbé Radulphe et en partie un geste politique envers un puissant baron dont il était sage de se concilier la faveur et la protection en ces temps de guerre civile. Le roi Étienne avait beau être maître d’une grande partie du pays, la faction rivale était fermement implantée dans l’ouest, et il se trouvait nombre de seigneurs qui ne demandaient qu’à rallier l’autre camp si le vent de la fortune changeait. L’impératrice Mathilde avait débarqué à Arundel à peine trois semaines auparavant, accompagnée de son demi-frère Robert, comte de Gloucester et de cent quarante chevaliers ; grâce à la générosité malavisée du roi ou aux conseils malhonnêtes de certains de ses faux amis, elle avait pu sans encombre arriver jusqu’à Bristol, où sa cause était déjà solidement implantée. Ici, dans la campagne, en cet automne agréable, tout semblait en paix, mais chacun allait prudemment et retenait son souffle en écoutant les nouvelles ; même les évêques pouvaient avoir besoin d’amis puissants avant que le problème ne soit résolu.

Au-delà de la résidence de l’évêque, la route filait entre les arbres, laissant la ville loin derrière. A une portée de flèche de l’embranchement apparaissaient le long toit bas de la maladrerie, les pieux de sa clôture et plus loin encore le toit un peu plus élevé de l’église surmontée d’une petite tour carrée : une église toute modeste avec une nef centrale, un choeur, un bas-côté au nord et par-derrière, un cimetière où se dressait une croix de pierre sculptée. Les bâtiments s’élevaient discrètement à quelque distance des deux routes qui convergeaient vers la ville. Les lépreux, à qui il était interdit d’aller dans les rues populeuses des villes, devaient également, dans les campagnes, se tenir à distance pour mendier. Saint Gilles, leur patron, avait délibérément choisi le désert et la solitude pour vivre, mais eux n’avaient d’autre choix que de rester à l’écart de tous.

Il était pourtant évident qu’ils étaient dotés d’une bonne dose de curiosité, comme leurs frères humains, car eux aussi étaient dehors à surveiller la route. Pourquoi ces malheureux n’auraient-ils pas été au moins libres d’admirer leurs prochains plus heureux qu’eux, de les envier s’ils ne pouvaient faire mieux ou de souhaiter bonheur à leur mariage si leur générosité allait jusque-là ? La clôture était bordée d’une rangée mouvante de silhouettes en habits sombres, aussi animées, sinon aussi agiles que celles de leurs frères valides. Certains d’entre eux étaient connus de Cadfael : ils s’étaient installés là à demeure et s’accommodaient du mieux possible de leur existence atrophiée parmi leurs aides familiers. D’autres étaient nouveaux. Il y avait toujours des nouveaux, des errants qui parcouraient le pays de lazaret en lazaret ou qui s’arrêtaient quelque temps dans un ermitage grâce à la charité d’un mécène, avant de continuer vers d’autres solitudes. Certains marchaient avec des béquilles ou s’appuyaient lourdement sur des bâtons, leurs pieds rongés par la maladie ou couverts d’ulcères. Un ou deux se déplaçaient sur de petits chariots, un autre, boursouflé de pustules, silhouette informe, se tenait recroquevillé près de la clôture, cachant son visage défiguré sous son capuchon. Ils étaient plusieurs qui, bien que valides, avaient la face voilée, ne laissant voir que leurs yeux.

Leur nombre variait car les nomades, évitant la ville comme ils devaient éviter toutes les villes, continuaient leur chemin vers une autre maladrerie donnant sur un autre paysage En moyenne, l’hospice abritait et soignait ici de vingt à trente malades à la fois. C’était l’abbaye qui nommait le supérieur. Les moines et les frères lais servaient là à leur propre demande. Il arrivait qu’un soignant en vienne à être soigné, mais il ne manquait jamais de volontaires pour le remplacer et le soigner à son tour.

Cadfael avait passé environ une année à ce travail ; il n’éprouvait aucune répulsion et mesurait sa pitié, le respect étant un encouragement et un soutien nettement plus efficaces. En outre, il s’y rendait si régulièrement que ses visites faisaient maintenant partie d’une routine patiente et permanente au même titre que les offices. Il avait pansé plus de vilaines plaies qu’il ne pouvait se le rappeler et, sous ces enveloppes tavelées, avait découvert des coeurs ardents, des esprits vigoureux. Il avait assisté à des batailles, également, lorsqu’il n’était pas encore dans les Ordres, dans des lieux aussi lointains que Saint-Jean-d’Acre, Ascalon et Jérusalem, lors de la première Croisade ; il avait vu des morts plus cruelles que la maladie et des païens plus généreux que des Chrétiens, et il connaissait des lèpres du coeur et des ulcères de l’âme bien pires que ceux qu’il incisait ou pansait avec ses cataplasmes d’herbes médicinales. Il n’avait pas été surpris, non plus, de voir Frère Marc choisir de marcher sur ses traces. Il se rendait parfaitement compte que la vocation religieuse comportait un degré supérieur que Marc était destiné à atteindre, et cela sans son exemple. Frère Cadfael se connaissait trop bien pour viser à la prêtrise, mais il savait reconnaître un futur prêtre.

Frère Marc l’avait vu arriver et approcha en trottinant, son visage aux traits quelconques illuminé de joie, ses cheveux couleur de paille tout hérissés autour de sa tonsure. Il tenait un enfant scrofuleux par la main, un gamin maigre qui avait des croûtes d’anciennes plaies dans ses cheveux blonds et fins. Marc écarta les cheveux collés au seul endroit encore à vif et regarda le travail accompli avec un grand sourire affectueux.

— Je suis heureux que vous soyez là, Cadfael. J’allais être à court de lotion de pariétaire ; regardez-le bien que cela lui a fait ! La dernière plaie est presque guérie. Et les abcès du cou ont diminué également. Bran, mon garçon, montre à Frère Cadfael ! C’est lui qui nous prépare les remèdes, c’est lui notre apothicaire. Bien, maintenant, va rejoindre ta mère et reste près d’elle, sinon tu vas manquer tout le spectacle. Ils vont bientôt arriver.

L’enfant se libéra et partit en trottinant se mêler au triste petit groupe qui se refusait à être triste. On bavardait là-bas, on chantait, on riait même. Marc suivit des yeux son plus jeune patient, observant avec un chagrin évident sa démarche maladroite de cagneux qui était due à la malnutrition. Bran n’était là que depuis un mois, sa peau était encore presque diaphane.

— Et pourtant il n’est pas malheureux, constata Marc en s’émerveillant. Lorsqu’il est seul avec moi et qu’il me suit partout, c’est un vrai moulin à paroles.

— Il est gallois ? demanda Cadfael en jetant un coup d’oeil pensif à l’enfant. Son prénom a dû lui être donné en l’honneur de Bran le Bienheureux qui évangélisa le pays de Galles.

— Son père l’était. (Marc se retourna et lança à son ami un regard intense et chargé d’espoir.) Pensez-vous qu’il puisse guérir ? Guérir complètement ? Au moins, est-il bien nourri maintenant. Sa mère mourra ici. De toute façon, elle est devenue indifférente, gentille certes, mais heureuse de ne plus s’en occuper. Mais je crois vraiment qu’il peut retrouver la santé et revenir dans le monde.

« Ou en sortir, pensa Cadfael, car s’il te suit si assidûment, il ne peut qu’éprouver du goût pour l’église ou le cloître, et l’abbaye est toute proche. »

— Un enfant intelligent ? demanda-t-il.

— Plus intelligent que certains qui étudient le latin et savent compter et lire, plus intelligent que d’autres qui portent du beau linge et sont gâtés par leur nourrice. J’essaierai de lui apprendre quelque chose, du mieux que je pourrai.

Ils allèrent ensemble jusqu’à la porte de la maladrerie. Le brouhaha des voix impatientes s’était accru et, le long de la grand-route, leur parvenaient d’autres sons qui se rapprochaient petit à petit : un tintement de harnais, des appels de fauconniers, des conversations, des rires et le bruit étouffé des sabots foulant le bas-côté herbeux de préférence à la route elle-même. Un des cortèges approchait.

— On dit que c’est le fiancé qui va arriver le premier, annonça Marc en franchissant le porche pour pénétrer dans la grande salle obscure et, précédant Cadfael, se diriger vers le coin où se trouvait l’armoire aux remèdes.

Foulque Reynald, un des régisseurs de l’abbaye et supérieur de l’hospice avait une clé ; Frère Cadfael avait l’autre. Il ouvrit son escarcelle et se mit à ranger les préparations médicinales qu’il avait apportées.

— Savez-vous quelque chose à leur sujet ? demanda Marc, succombant à la curiosité.

— A leur sujet ? murmura Cadfael, tout occupé à noter ce qui manquait sur les étagères.

— Oui, au sujet de ces gens de la noblesse qui viennent se marier ici. Tout ce que j’en sais, c’est leurs noms. Je n’y aurais pas prêté attention, continua-t-il, rouge de confusions si nos ouailles, qui n’ont pour eux que leurs paies et leurs membres rongés, n’en avaient appris, Dieu sait comment, plus que moi ; c’est une étincelle qui les réchauffe, comme si tout ce qui rayonnait sur eux leur était d’un plus grand secours que mes soins. Et pourtant, ce n’est jamais qu’un mariage.

— Un mariage, dit gravement Cadfael en rangeant ses pommades et ses lotions à base de buglosse, d’anémone, de menthe, de scrofulaire, de graines d’avoine et d’orge, pour la plupart plantes de Vénus et de la lune. Un mariage, c’est le moment crucial de deux vies et donc pas une mince affaire.

Il ajouta les graines de la moutarde qui appartiennent plutôt à Mars, mais donnent d’excellents cataplasmes et pommades pour combattre des ulcères graves.

— Chaque homme et chaque femme qui ont subi cette épreuve, ajouta-t-il pensivement, doivent se sentir proches de ceux qui vont l’affronter ; même les autres peuvent y réfléchir avec sympathie.

Le mariage était l’une des joutes qu’il n’avait jamais disputées, malgré l’étendue de son expérience avant d’entrer au monastère ; mais il l’avait frôlé une fois et contourné plus d’une fois. Il ressentit quelque stupeur en se remémorant tout cela.

— Ce baron porte un nom fameux, mais je ne sais rien de plus sur lui si ce n’est qu’il est bien vu du roi, à ce qu’on dit. Quant à la fiancée, je pense que j’ai dû connaître autrefois un vieux parent à elle, mais je ne pourrais dire si elle est de la même lignée.

— J’espère qu’elle est belle, murmura Marc.

— Le prieur Robert serait bien intéressé de t’entendre parler ainsi ! le rabroua sèchement Cadfael en refermant l’armoire.

— La beauté est un excellent remède, répliqua Frère Marc, sans la moindre gêne et avec force. Si la fiancée est jeune et jolie, si elle leur sourit et leur fait un signe de tête en passant, si elle ne recule pas à leur vue, elle fera plus pour mes patients que moi avec tous mes soins et mes cataplasmes. J’ai appris ici que le bonheur, c’est ce que l’on peut saisir au vol à chaque jour qui passe et garder en mémoire pour y repenser ensuite.

Il ajouta en se reprenant :

— Bien sûr, cela n’a pas besoin d’être les noces d’autrui. Mais peut-on gâcher une si belle occasion quand elle se présente ?

Cadfael entoura de son bras les épaules encore étroites et frêles de Marc et l’entraîna de l’obscurité qui régnait à l’intérieur jusqu’à la lumière et à l’excitation croissantes de l’extérieur.

— Prions et espérons, dit-il chaleureusement, que cela soit une source de bénédiction même pour le couple qui s’y trouve engagé. Si j’en juge par le bruit, l’un des deux arrive. Allons voir !

Le noble fiancé et sa suite approchaient en un scintillement de couleurs vives, accompagnés d’appels de trompe et du doux bruit des clochettes des harnais ; le cortège s’étirait sur cinquante pas et était flanqué de serviteurs à pied conduisant des poneys de bât et tenant en laisse deux couples de grands lévriers. De son allure hésitante, le petit groupe des exclus de la société s’avança avidement de quelques pas que son audace lui permit pour mieux voir ces belles étoffes et ces teintes splendides qu’il ne pourrait jamais porter ; il s’éleva un murmure d’admiration étouffé et craintif lorsque le cortège arriva à hauteur de la clôture.

En tête, monté sur un grand cheval noir au superbe caparaçon écarlate et or – couleurs de ses propres habits d’apparat – venait un homme à la forte carrure, lourd et corpulent, inélégant mais bien en selle et ayant choisi de chevaucher loin au-devant de sa suite pour montrer sa prééminence absolue. Le suivaient, côte à côte, trois jeunes écuyers, veillant sur leur seigneur d’un oeil attentif et circonspect, comme s’il pouvait à tout moment se retourner et les soumettre à une épreuve périlleuse. Cette même tension, qui était presque de la peur, était partagée par tous, du plus grand au plus petit, du valet, du chambellan, du palefrenier, du fauconnier jusqu’aux pages traînés par les lévriers. Seules les bêtes – chevaux, chiens, faucons sur leur présentoir – étaient détendues et sereines, sans peur aucune de leur maître.

Frère Cadfael se tenait avec Marc à la porte de la clôture et regardait le cortège avec une attention de plus en plus soutenue. Car, bien que n’importe lequel des trois écuyers eût pu être le fiancé, il n’était que trop évident qu’aucun d’eux n’était Huon de Domville. Il n’était jamais venu à l’esprit de Cadfael que ce baron pût ne plus être dans sa prime jeunesse, ni un jeune amoureux s’embarquant pour le mariage à l’âge qui convient à telle aventure, mais qu’il fût un homme avec plus de gris que de noir dans sa courte barbe bien fournie, un homme à la frange de cheveux frisés et grisonnants, et aux tempes dégarnies et luisantes que révélait négligemment son chaperon savamment torsadé. Le corps râblé, puissant et musclé encore, il avait la cinquantaine bien sonnée et devait même être tout proche de la soixantaine. Cadfael supposa qu’il avait dû déjà enterrer au moins une épouse, et probablement deux. D’après la rumeur, la fiancée venait d’avoir dix-huit ans et sortait à peine des bras de sa nourrice. C’était là des choses qui arrivaient. C’était là des choses qui se faisaient.

Cadfael ne pouvait détacher son regard du visage du cavalier qui approchait. Le front large et plat, agrandi par la calvitie naissante, ne jetait presque aucune ombre sur les méplats entourant les petits yeux noirs et malins, aux cils rares et aux orbites peu profondes, qui exprimaient une intelligence malveillante. La barbe bien taillée laissait voir une bouche mince et implacable. Le visage massif, brutal, musclé comme le bras d’un lutteur était inachevé, à peine dégrossi mais abritait, contre toute attente, un esprit subtil, ce qui rendait l’homme encore plus redoutable. C’était là Huon de Domville.

Il se trouvait à présent assez proche pour remarquer le genre d’êtres humains qui sautillaient, observaient et gesticulaient avec animation près de l’humble église et du mur du cimetière. Le spectacle ne lui plut pas. Les yeux noirs, comme des petites prunes enfoncées dans la pâte dure de son visage, virèrent au rouge sombre comme des charbons incandescents. De façon délibérée, il dirigea son cheval vers le côté de la route où ils se tenaient, délaissant le talus opposé, bien plus large, pour fouler l’herbe de leur côté et ainsi repousser la horde des malheureux vers leurs tanières. Et sa façon de les repousser fit largement appel au fouet. Il était douteux qu’il en eût jamais frappé son cheval, pur-sang de grande valeur et apprécié comme tel, mais il n’hésita pas à s’en servir pour chasser les lépreux de son chemin. Sa bouche crispée s’ouvrit et ordonna impérieusement :

— Hors de ma route, vermine ! Allez cacher votre pourriture !

Ils se tassèrent sur eux-mêmes et, en une hâte soumise, reculèrent hors d’atteinte, sinon hors de sa vue. Tous sauf un. Dépassant ses compagnons d’une demi-tête, la silhouette mince d’un lépreux, enveloppé de sa cape, ne bougea pas d’un pouce, soit qu’il eût été incapable de se mouvoir rapidement, soit qu’il n’eût pas compris, soit encore en un défi muet. Il restait debout, regardant fixement par la fente du voile qui recouvrait son visage. Lorsqu’il se décida à faire un pas en arrière, sans tourner la tête, il s’appuya lourdement sur un pied et ne fut pas assez rapide pour éviter le coup de fouet, si toutefois il avait eu l’intention de l’éviter. La mèche porta sur son épaule et sa poitrine. Son pied mutilé céda sous lui et il tomba pesamment dans l’herbe.

Cadfael s’était élancé, mais Marc l’avait devancé, se précipitant avec un cri d’indignation et tombant à genoux pour protéger de son bras la silhouette décharnée et faire de son corps tendu un rempart entre l’homme à terre et le coup à venir. Mais Domville avait déjà continué sa route sans plus se soucier de ces rebuts d’humanité. Il ne hâta ni ne ralentit son allure ; il poursuivit simplement son chemin sans autre coup d’oeil, imité par sa suite qui préféra rester sur la route, mais dont certains membres détournaient le visage. Les trois écuyers passèrent, gênés et mal à l’aise. Et même celui du milieu, un grand jeune homme aux cheveux filasse, se tourna carrément vers les deux silhouettes à terre et ses yeux couleur de bleuet leur jetèrent un regard atterré ; il trottait, le menton sur son épaule, jusqu’à ce que ses deux compagnons, d’un coup de coude, lui rappellent la prudence et son devoir.

Tout le cortège passa pendant que Marc aidait le vieillard décharné à se relever. Les serviteurs suivirent, le visage de bois, cuirassés contre le monde par leur condition de serviteurs. Vinrent ensuite les personnalités de marque, invités ou parents éloignés, le regard vide comme si rien ne s’était passé. Parmi eux, un ecclésiastique, l’air modeste, égrenait son chapelet en souriant doucement et en faisant mine de n’avoir rien vu. D’après la rumeur, un certain Eudes de Domville, chanoine de Salisbury, allait célébrer la cérémonie du mariage ; c’était un homme en faveur auprès de l’Église et du légat du Pape, prêt à monter dans la hiérarchie et probablement désireux de rester en si bonne grâce. Il passa avec les autres. Les palefreniers, les pages et les chiens suivirent ; puis le tintement des grelots sur les brides s’atténua lentement au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la première partie de la Première Enceinte.

Frère Marc remonta le talus, son bras autour du vieux lépreux. Cadfael s’était éloigné et les avait laissés seuls. Marc ne redoutait aucunement la contagion et ne pensait jamais au péril, tant il consacrait d’énergie aux soins nécessaires. Et il ne s’étonnerait pas non plus ni ne se plaindrait si la contagion finissait par l’atteindre et le rendre ainsi plus proche des gens qu’il servait. En revenant, il parlait à son compagnon sur un ton doux et réconfortant, car tous deux étaient habitués au mépris et n’en faisaient pas cas. Cadfael les regarda venir, remarqua la démarche déhanchée, mais régulière et volontaire du vieillard ainsi que le geste ample qu’eut sa main gauche, sortant rapidement de la manche, pour repousser le bras de Marc qui l’enlaçait, et mettre une certaine distance entre eux. Marc accepta ce refus avec simplicité et respect et s’éloigna. Cadfael avait vu, en plus, qu’à la main gauche, autrefois longue et élégante, manquaient l’index et le majeur, qu’il ne restait que deux phalanges à l’annulaire et que l’aspect des parties atteintes était blanchâtre, ridé et desséché.

— Ce n’est pas une conduite très noble, remarqua Marc sur un ton résigné et lugubre, secouant les brins d’herbe de sa robe de bure. Mais la peur rend cruel.

Frère Cadfael douta fort que la peur eût joué un rôle. Huon de Domville ne semblait pas homme à redouter quoi que ce soit, à part le feu de l’enfer, bien qu’il fût vrai que la maladie de ces réprouvés s’en approchait d’assez près.

— Vous avez un nouveau patient ? demanda-t-il en suivant la haute silhouette qui s’était déplacée le long du talus pour avoir une bonne vue de la route. Je ne pense pas l’avoir jamais aperçu.

— En effet, il est arrivé, il y à une semaine ou deux. C’est un nomade, un éternel pèlerin qui va de reliques en reliques autant que son état le lui permet. Il dit qu’il a soixante-dix ans et je le crois. Il ne restera pas longtemps, à mon avis. Il s’est arrêté ici parce que les ossements de sainte Winnifred sont restés dans cette église avant d’être déposés dans l’abbaye. Il ne peut pas aller à l’abbaye, si près de la ville, mais il peut venir ici.

Cadfael qui, sur l’emplacement des reliques de cette vierge célèbre en savait plus qu’il ne pourrait jamais confier à son frère innocent, se frotta pensivement le nez, qu’il avait camus et se dit tranquillement que même de sa lointaine tombe à Gwytherin, sainte Winnifred s’efforcerait d’entendre les prières d’un pauvre hère malade[1].

Son regard suivit la haute silhouette qui se tenait si droite. Dans l’anonymat de la cape et du capuchon sombres et sous le tissu qui dissimulait même les visages les plus atrocement défigurés, ces hommes et ces femmes, jeunes et vieux semblaient passer dans la solitude et le secret le restant de leur vie. Plus aucun sexe, âge, couleur de peau pays, croyance : ils n’étaient tous que des témoins vivants, connus seulement de leur Créateur. Non, ce n’était pas vrai : par l’allure, par la voix par la stature, par un millier d’infinitésimales particularités de caractère et de personnalité qui perçaient à travers le déguisement, chacun s’avérait unique. Ce vieux lépreux gardait en son silence une présence hautaine et dans son immobilité face à la menace manifestait une dignité rare et intimidante.

— Tu lui as parlé ?

— Oui, mais il parle peu. D’après sa façon d’articuler, dit Marc, je pense que les lèvres ou la langue doivent être atteintes. Les mots viennent lentement, un peu déformés et il se fatigue vite. Mais sa voix est calme et profonde.

— Quels remèdes lui donnes-tu ?

— Aucun, car il dit n’en avoir nul besoin ; il a son propre baume. Personne ici n’a vu son visage. C’est pourquoi je crois qu’il doit être affreusement défiguré. Vous avez remarqué qu’un de ses pieds est mutilé ? Il a perdu tous les orteils, à part la première phalange du gros orteil. Il s’est fait fabriquer une chaussure spéciale, une semelle stable qui lui donne un bon appui sur le sol. Il se peut que l’autre pied soit atteint également, mais pas autant.

— J’ai vu sa main gauche, dit Cadfael.

Des mains comme cela, il en avait déjà vu, avec les doigts rongés qui tombaient comme des feuilles mortes, la pourriture dévorant lentement la chair jusqu’à ce que disparaissent même les os du poignet. Pourtant, il semblait à Cadfael que la lèpre, ce démon vorace, avait péri de sa propre gourmandise chez le vieux lépreux. Il ne restait aucune croûte d’ulcères ; à l’endroit où se trouvaient autrefois les doigts, la chair livide et cicatrisée était sèche et guérie, même si elle était horrible à regarder. Lorsque le vieillard avait fait des gestes, Cadfael avait vu bouger des muscles fermes au revers de la main.

— T’a-t-il donné son nom ?

— Il dit s’appeler Lazare, sourit Marc. Je pense que c’est un nom qu’il s’est donné à un baptême tardif, peut-être quand il a rompu avec sa famille et sa maison, obéissant ainsi à la loi. C’est une seconde naissance, même si elle est pitoyable. Il fut son propre parrain. Je ne pose pas de questions. Mais je voudrais bien qu’il demande notre aide et ne s’en remette pas uniquement à ses remèdes. Il doit sûrement avoir des plaies et des ulcères qui bénéficieraient de vos onguents, et cela avant qu’il reparte comme il est arrivé.

Cadfael réfléchit en observant la silhouette perdue dans ses propres pensées et immobile au Sommet du talus.

— Pourtant il n’est pas complètement insensible ! A-t-il encore l’usage des membres qui lui restent ? Sent-il le chaud et le froid ? Et là douleur ? S’il se blesse à un clou ou à une écharde dans la clôture, s’en aperçoit-il ?

Marc ne savait pas ; il ne connaissait de la maladie que ce qu’il en avait vu ; spectacle horrible, plein d’ulcères et de plaies.

— Il a senti la morsure du fouet, je le sais, même à travers la protection de la cape. Oui, il ressent certainement la douleur, comme les autres hommes.

« Mais ceux qui ont la véritable lèpre, pensa Cadfael, en se rappelant tous ceux qu’il avait vus lorsqu’il était Croisé, il y avait bien longtemps, ceux qui deviennent blancs comme cendre, ceux dont l’a peau part en lambeaux gris quand la maladie est à son comble, ceux-là ne ressentent pas la douleur comme les autres hommes. Ils se blessent, saignent et ne se rendent pas compte de leur blessure. Durant leur sommeil, un de leurs pieds peut s’égarer dans le feu, et ils ne se réveillent qu’à la puanteur de leur propre chair qui brûle. Ils touchent et ne peuvent être sûrs de toucher ; ils tiennent mais ne peuvent soulever. Privés du sens du toucher et de leur fonction, les doigts, les orteils, les mains, les pieds tombent et pourrissent. Comme Lazare avait perdu doigts et orteils. Mais de telles victimes ne marchent pas aussi maladroitement que ce soit comme marchait Lazare ; elles ne se relèvent pas avec une énergie aussi vive et efficace ni ne se saisissent d’un appui comme Lazare s’était emparé du bras que lui offrait Marc, et cela de la main malade. Pas avant que le démon qui les dévore meure de sa propre nourriture. »

— Pensez-vous, demanda Marc avec espoir, que cela peut ne pas être la lèpre, après tout ?

— Oh si ! répliqua immédiatement Cadfael en hochant la tête. Pas de doute ! c’est bien la lèpre.

Il n’ajouta pas que d’après lui la plupart des maux qu’ils soignaient là n’étaient pas la vraie lèpre, même s’ils entraînaient la même exclusion et portaient le même nom. Tous ceux qui avaient soudain des abcès se transformant en ulcères, des éruptions cutanées blanchâtres et écailleuses ou des plaies purulentes, étaient classés comme lépreux, mais Cadfael soupçonnait que plus d’un cas relevait de la saleté ou provenait d’une alimentation insuffisante et trop pauvre. Il fut attristé de voir la déception se lire sur le visage de Marc. Aucun doute : il espérait guérir tous ceux qui venaient là.

Le long de la route leur parvint la rumeur lointaine d’un autre cortège qui s’approchait de la ville. Les chuchotements des spectateurs, assourdis depuis le malencontreux passage de Domville, reprirent tels de joyeux pépiements de moineaux ; les lépreux gagnèrent, en se traînant, le milieu du talus et allongeant le cou, fixèrent la route pour apercevoir la fiancée. Le fiancé n’avait semé que la consternation. La dame serait-elle différente ?

Surmontant sa déception, Frère Marc prit Cadfael par la manche.

— Venez ! Autant attendre et voir la suite à présent. Je sais que tout est en ordre dans votre herbarium, même sans moi. Pourquoi rentrer si vite à l’abbaye ?

Se rappelant les dons si particuliers de Frère Oswin, Cadfael pouvait citer plus d’une raison pour ne pas abandonner trop longtemps son herbarium, mais également une bonne raison pour s’attarder.

— Je suppose qu’une autre demi-heure ne changera pas grand-chose, acquiesça-t-il. Allons-nous poster près de ton Lazare que je puisse l’observer à l’aise sans lui porter offense.

Le vieillard ne bougea pas en les entendant approcher et ils s’arrêtèrent un peu à l’écart pour ne pas troubler sa profonde méditation. Il avait, pensa Cadfael, la tranquille indépendance d’un ermite du désert ; à l’instar de ces Pères qui avaient choisi leur austère solitude, il créait la sienne, même au milieu des hommes. Il les dominait tous deux d’une bonne tête et se tenait droit comme une lance, presque aussi mince, si ce n’était ses larges épaules osseuses sous la cape. Ce ne fut que lorsque la brise apporta la rumeur du cortège qui approchait et qu’il tourna avidement la tête en direction du bruit, que Cadfael entrevit le visage sous le capuchon. Ce dernier recouvrait le front qui devait être haut et large d’après la forme de la tête, et le voile en tissu bleu grossier était remonté jusqu’aux pommettes. Par la fente, on ne distinguait que les yeux, mais ils sortaient de l’ordinaire : de grands yeux, non atteints par la maladie, d’un gris-bleu clair et pâle, mais lumineux. Quelles que fussent les infirmités que l’homme dissimulait, ses yeux, habitués à scruter les grands espaces, voyaient loin et nettement. Il ne prêtait aucune attention aux deux moines à ses côtés. Son regard, les dépassant, se portait là où apparaissait le cortège dans un scintillement de couleurs et de jeux de lumière.

Il y avait moins de cérémonie cette fois que dans la suite de Huon de Domville et moins de gens. Il n’y avait pas non plus de personnage dominant et isolé en avant du cortège, mais un groupe de palefreniers à cheval entourant, comme une garde armée, trois personnes chevauchant ensemble. D’un côté, un homme sec et brun, au teint olivâtre, de quarante-cinq ans environ, vêtu d’habits somptueux aux couleurs sombres et chatoyantes montait un cheval gris, léger et rapide, « sûrement en partie arabe », pensa Cadfael. L’homme avait les cheveux noirs et abondants couverts d’un chaperon orné d’une plume et une barbe noire bien taillée qui encadrait une bouche aux lèvres épaisses. C’était un visage étroit et fermé, subtil et soupçonneux. De l’autre côté, montant une haquenée rouanne, venait une dame du même âge, mince et élégante, d’une beauté froide et aussi brune que son époux. Elle avait une bouche pincée et calculatrice et des yeux perçants sous des sourcils qui avaient tendance à se froncer même quand la bouche souriait. Elle avait une coiffure à la mode, un costume de cavalière de coupe londonienne et elle chevauchait avec grâce et style, mais son apparence frappait par une certaine froideur.

Entre eux deux, paraissant d’autant plus petite et dominée, venait une minuscule jeune fille, frêle comme une enfant, montée sur un palefroi trop grand pour elle. Sa main était légère sur les rênes, son attitude en selle passive mais gracieuse. Elle était royalement vêtue de tissu d’or et de soie bleu foncé, et sous le fardeau de ses atours, sa fragile silhouette paraissait rigide et crispée comme un corps dans un cercueil. Sous une résille dorée retenant une chevelure d’or sombre, son regard fixait le vide. Son visage rond et doux aux traits délicats et aux grands yeux gris d’iris paraissait si pâle et si soumis qu’elle ressemblait à une jolie poupée plutôt qu’à une femme vivante. Cadfael entendit Marc retenir un cri de surprise. C’était une honte de voir ainsi la jeunesse et la fraîcheur si dépourvues de joie et réduites à un tel silence.

Ce seigneur-ci avait, lui aussi, reconnu la nature des lieux et de ceux qui en étaient sortis pour voir passer sa nièce. Contrairement à Domville, il ne s’élança pas délibérément sur les offenseurs, mais dirigea sa monture de l’autre côté pour laisser plus de distance entre lui et les malades, en détournant la tête pour éviter de les voir. La jeune fille aurait pu passer sans même les remarquer tant elle était plongée dans sa tristesse soumise si le petit Bran, les yeux brillants, oubliant toute retenue, n’avait dévalé le talus pour avoir une meilleure vue. Le mouvement soudain qu’elle perçut sous ses paupières la fit sursauter et tourner la tête, et elle revint à la vie en contemplant, d’un air apitoyé, un innocent encore plus infortuné qu’elle. L’espace d’un instant, elle le regarda avec une compassion horrifiée et puis, se rendant compte de son erreur, voyant qu’il lui souriait, elle lui rendit son sourire. Cela ne dura qu’un clin d’oeil, mais en ce laps de temps, elle rayonna d’une bonté chaleureuse, éclatante et compatissante ; avant que le ciel clair se recouvrît de nuages, elle s’était penchée par-dessus le pommeau de sa tante et avait jeté une poignée de pièces dans l’herbe, aux pieds de l’enfant. Bran fut si ravi qu’il ne se baissa même pas pour les ramasser, mais la suivit du regard, les prunelles écarquillées et la bouche béante.

Personne d’autre ne fit d’aumônes. Sans aucun doute, tous réservaient, pour faire plus d’effet, leurs largesses à la porterie de l’abbaye où les attendait certainement une foule de mendiants pleins d’espoir.

Machinalement Cadfael détourna son regard de l’enfant pour le reporter sur le vieux Lazare. Bran pouvait se permettre cet enchantement candide, sans envie ni convoitise, à la vue des couleurs éclatantes et des beaux habits des plus fortunés que lui, mais ceux qui étaient chargés d’ans et d’expérience trouveraient sans doute amère la vue de ces biens inaccessibles. Le vieillard n’avait pas bougé, sauf au passage des cavaliers quand il avait tourné, la tête pour ne pas perdre les trois personnes de vue, sans un regard pour les nobles dames et les serviteurs qui suivaient. Entre capuchon et voile, ses yeux étincelaient, pâles, brillants et bleus comme de la glace, fixant la fiancée sans ciller, aussi longtemps qu’elle resta en vue. Après que le dernier cheval de bât eut disparu derrière le tournant de la Première Enceinte, il resta immobile comme si son regard intense pouvait les suivre jusqu’à la porterie et transpercer les murs pour prolonger son observation.

Frère Marc poussa un soupir profond et triste avant de se tourner, l’air étonné, vers Cadfael.

— C’est elle ? Et ils veulent lui faire épouser cet homme ? Il pourrait être son aïeul, et un aïeul ni très courtois, ni très aimable, qui plus est. Comment cela se peut-il ?

Il fixa la route comme la fixait le vieillard.

— Si frêle et si jeune ! Avez-vous vu son visage ? Quelle tristesse ! Cette union se fait contre sa volonté !

Cadfael ne dit rien ; il n’y avait rien à dire de rassurant ni de réconfortant. C’était chose coutumière là où se trouvaient des terres, des biens et de puissantes alliances à gagner. L’opinion des filles à marier – et même des garçons – était de peu de poids quant à la façon dont on disposait de leurs personnes. Il existait peut-être même des fiancées assez malignes pour voir les avantages d’un mariage avec des hommes assez vieux pour être leurs aïeux, là où de bonnes terres étaient en jeu, puisque la mort pouvait rapidement les délivrer de leur époux, mais leur laisser le douaire et le statut de veuve, et qu’avec un peu de chance et beaucoup d’intelligence, elles réussiraient peut-être à contracter une union plus à leur convenance. Mais à en juger par son visage, Iveta de Massard voyait dans le sort qui l’attendait plus sa propre mort que celle de son mari.

— Je prie Dieu de l’aider ! dit Marc avec ferveur.

— Il se peut qu’il en ait l’intention, répondit Frère Cadfael, parlant plutôt à lui-même qu’à son ami. Mais il se peut aussi qu’Il ait le droit d’attendre des hommes qu’ils assistent un peu pour corriger tout cela !

 

Dans la cour de la résidence de l’évêque, à la Première Enceinte, les serviteurs de Huon de Domville déchargeaient les chevaux de bât et s’activaient à transporter la literie, les tentures et les belles étoffes qui orneraient les lieux de la célébration et le lit nuptial. L’échanson avait déjà versé du vin pour son maître et pour le chanoine Eudes qui était un lointain cousin. Le chambellan avait veillé à ce que la plus belle chambre fût chauffée et confortable avant de préparer une robe large et chaude et des pantoufles fourrées pour remplacer les habits rigides de cavalier et les longues bottes élégantes. Le baron s’affala sur les coussins de sa chaise et étendit ses jambes trapues, serrant les mains autour d’un gobelet de vin chaud et épicé : il était très satisfait. Peu lui importait que le cortège de sa fiancée approchât, venant de Saint-Gilles. Il ne ressentait ni besoin ni désir de perdre du temps à regarder passer ce qu’il avait acquis ; il était déjà sûr d’elle et il la verrait bien assez après le mariage. Il était là pour conclure un marché qui lui donnait pleinement satisfaction à lui ainsi qu’à l’oncle et tuteur de la jeune fille et, bien que la jeunesse et la séduisante beauté de l’adolescente fussent un bonus agréable, cela n’avait réellement que peu d’importance.

Joscelin Lucy confia son cheval à un palefrenier, écarta d’un coup de pied un ballot de linge et revenait en hâte vers le portail et la route lorsque son camarade Simon Aguilon, le plus âgé des trois écuyers au service de Domville, le saisit par le bras.

— Où t’en vas-tu si vite ? Il t’appellera à grands cris aussitôt qu’il aura vidé sa première coupe, tu le sais. C’est ton tour de servir Leurs Seigneuries !

Joscelin tira sur ses cheveux de lin et laissa échapper un brusque éclat de rire.

— Quelle Seigneurie ? Tu l’as vu aussi bien que moi. Frapper un pauvre hère qui ne peut pas riposter et presque le piétiner à mort, et ce sans qu’aucune offense ne soit faite ! Que le Diable emporte une telle Seigneurie ! Et que le Diable l’emporte, lui et sa soif, jusqu’à ce que j’aie vu passer Iveta !

— Joss, imbécile ! le mit en garde Simon d’une voix anxieuse, un beau jour tu parleras trop et trop fort ! Si tu le contraries maintenant, il te jettera dehors tout nu et tu devras retourner chez toi et t’expliquer avec ton père. En quoi cela aidera-t-il Iveta ? Ou toi ?

Il hocha la tête devant l’attitude de son ami, mais avec bonne humeur, tout en le retenant.

— Il vaut mieux que tu y ailles ! Sinon il aura ta peau !

Le plus jeune des trois revint après avoir dessellé sa monture et leur sourit :

— Oh ! qu’il aille la regarder ! Qui sait combien de fois encore il pourra le faire ! (Il donna une bourrade amicale sur l’épaule de Joscelin.) Je vais te remplacer cette fois-ci. Je lui dirai que tu es en train de t’assurer que tous les tonnelets de vin sont manipulés avec douceur, cela lui plaira. Va la contempler, pour le bien que cela peut vous faire à tous deux...

— Tu ferais cela pour moi, Guy ? C’est gentil. Je te remplacerai quand tu le voudras.

Et il s’élançait à nouveau vers le portail lorsque Simon le prit aux épaules et lui emboîta le pas.

— Je vais venir avec toi. Il n’aura pas besoin de moi pendant un certain temps. Mais écoute-moi, Joss ! continua-t-il sérieusement, tu prends trop de risques avec lui. Tu sais qu’il peut faire beaucoup pour toi ; tu es un imbécile de mettre ton avenir en péril. Et tu peux lui plaire, si tu t’y appliques ; il n’est pas trop dur avec nous.

Ils franchirent le portail et se tinrent à l’angle du mur, appuyant leurs épaules au pilier en pierre et regardant la Première Enceinte ; tous deux étaient grands et robustes, mais Simon, de trois ans l’aîné, était plus petit d’un empan. Le garçon maussade aux cheveux filasse se mordait la lèvre et fixait le sol d’un air renfrogné.

— Mon avenir ! Que peut-il faire à mon avenir, à part me renvoyer en disgrâce auprès de mon père et pourquoi diantre me mettre martel en tête pour cela ? J’aurai deux bons manoirs à moi qu’il ne peut me prendre, et il y a d’autres seigneurs à servir. Je suis aussi bon que n’importe qui au maniement des armes...

Simon éclata de rire, secouant joyeusement son ami, le bras autour de ses épaules.

— Je te crois ! J’en ai assez souffert !

— Il y a bien assez de seigneurs qui demandent des hommes sachant se battre, maintenant que l’impératrice est de retour en Angleterre et que la lutte pour la couronne devient sérieuse. Je saurai me tirer d’affaire. Mais toi, mon ami, tu ferais bien de te préoccuper de ta situation, tu as autant à perdre que moi. Tu es le fils de sa soeur et son héritier actuel, mais si... (il serra les dents ; c’était difficile à dire, mais il éprouvait une joie mauvaise à se poignarder et à retourner le fer dans sa propre plaie),... mais si les choses changeaient ? Une jeune épouse... Et s’il a un fils de ce mariage ? Tu te retrouverais Gros-Jean comme devant !

Simon appuya ses cheveux bruns et frisés contre les pierres du mur et éclata de rire.

— Quoi ! après trente ans de mariage avec ma tante Isabelle et Dieu sait combien d’aventures avec je ne sais combien de dames, hors des sacrements de l’Eglise, sans... aucun enfant ? Mon ami, si sa semence n’est pas encore épuisée, malgré ses appétits, c’est moi qui mangerai le fruit ! Mon héritage n’a rien à craindre, je ne cours aucun danger. J’ai vingt-cinq ans et lui approche de la soixantaine. Je peux attendre !

Il se redressa avec rapidité.

— Regarde ! Les voilà !

Mais Joscelin avait déjà aperçu les premiers chatoiements de couleurs et de mouvements sur la route et s’était immobilisé pour Mieux voir Godfrid Picard et sa suite arrivaient à vive allure, pressés de gagner l’abri hospitalier de l’abbaye. Simon desserra son étreinte, sentant Joscelin s’éloigner de lui.

— Pour l’amour de Dieu, ami, à quoi bon ? Elle n’est pas pour toi !

 

Mais il soupira devant l’inutilité de sa remarque que Joscelin n’entendit même pas.

Le cortège passa. Les deux carnassiers aux côtés d’Iveta la dominaient, minces, subtils et cupides, la tête haute et arrogante, mais les sourcils froncés et le visage pincé, comme s’il s’était déjà passé quelque chose qui leur eût déplu. Et entre eux se tenait l’adolescente, image pâle du désespoir sous une enveloppe d’or, ses yeux dévorant son visage maigre, ses yeux aveugles ne regardant rien, ne voyant rien, jusqu’à ce qu’elle s’approchât et là, soudain, quelque chose – Joscelin voulut croire que ce fut sa proximité et son ardeur – la troubla, la fit frissonner et diriger son regard vers un point où elle osait à peine tourner la tête, là où il se trouvait. Il n’était pas certain qu’elle l’eût vu, mais il était sûr qu’elle le savait là, qu’elle avait pressenti, senti et respiré sa présence alors qu’elle passait entre ses gardes. Elle ne commit pas l’erreur de changer l’immobilité soumise de son visage ; mais au passage, elle porta la main droite à sa joue, l’y tint un moment et la laissa retomber.

— Je crois vraiment, soupira Simon Aguilon, ramenant son ami dans la cour, que tu n’as pas renoncé, même à présent. Pour l’amour de Dieu, qu’espères-tu ? Dans deux jours, elle sera Milady Domville.

Joscelin garda le silence et songeant à la main levée, sûr dans son coeur que ses doigts à elle lui avaient touché les lèvres et que c’était là plus qu’ils n’en n’étaient jamais convenus, tous les deux.

Toute l’hôtellerie de l’abbaye, à part les communs, avait été réservée à Messire Godfrid Picard et à ses invités. Dans l’intimité de leur chambre, Agnès Picard tourna vers son époux un visage anxieux.

— Son calme ne me plait pas. Je n’ai pas confiance en elle.

Il haussa les épaules dédaigneusement.

— Vous vous inquiétez trop. Elle a abandonné la bataille. Elle est complètement soumise. Que peut-elle faire ? Daniel a ordre de ne pas la laisser franchir le portail et Walter surveille la porte de l’église qui donne sur la paroisse. Il n’y a aucune autre sortie, à moins qu’elle ne trouve un moyen pour voler au-dessus du mur ou sauter par-dessus la Meole. Il n’y a pas de mal à la surveiller de près même à l’intérieur de l’abbaye, mais pas de trop près pour ne pas attirer l’attention. Mais je suis sûr que vous vous trompez. Cette petite souris timorée n’aura pas le courage de se redresser à l’autel et de déclarer que le mariage se fait contre sa volonté.

— Encore heureux, dit la dame d’un ton sinistre. Il paraît que l’abbé Radulphe a une haute idée de ses droits et de ses prérogatives, et qu’il ne craint pas les barons qui enfreignent sa loi. Mais j’aimerais être aussi sûre de la docilité d’Iveta que vous.

— Vous vous inquiétez trop, mon amie. Il suffit de l’amener à l’autel et elle récitera sa leçon sans faire de façons.

Agnès se mordit la lèvre, nullement convaincue.

— Oui, peut-être ; mais, malgré tout, je voudrais que tout soit terminé. Je respirerai mieux quand ces deux jours seront passés.

 

Dans l’herbarium de Frère Cadfael, Frère Oswin, l’air penaud, raclant les pieds, croisa ses larges mains, pleines de bonne volonté mais d’une maladresse catastrophique. Cadfael examina la pièce avec appréhension, pressentant une mauvaise nouvelle, bien que cela fût déjà un progrès si le garçon se rendait compte qu’il avait fait quelque chose d’absurde, sans qu’on le lui signalât. La plupart des objets semblaient être à leur place. Le brasero brûlait doucement ; il n’y avait pas d’odeur suspecte, les liqueurs dans leurs ballons frémissaient comme à l’habitude.

Frère Oswin fit son rapport consciencieusement, recueillant toutes les louanges possibles avant que le coup ne tombe.

— Le frère infirmier est venu chercher les élixirs et les poudres. Et j’ai porté au frère prieur le stomachique que vous aviez fait pour lui. Les trochées que vous aviez laissées sécher devraient être prêtes maintenant, je pense ; quant aux herbes séchées pour la décoction dont vous aviez parlé, je les ai moulues en une fine poudre qui pourra servir dès demain. Mais...

Venait la mauvaise nouvelle, à présent, accompagnée de son regard de reproche et d’étonnement qu’une bonne intention, entreprise avec tant de confiance, se retournât ainsi contre lui.

— Mais il s’est passé quelque chose d’étrange... Je ne comprends pas comment cela a pu arriver ; le pot devait être fendu, bien que je n’y aie vu aucun défaut. Le sirop que vous aviez laissé bouillir... J’y ai fait bien attention, je suis sûr de l’avoir retiré du brasero quand il avait la bonne consistance et je l’ai remué comme vous me l’aviez dit. Vous vous rappelez que vous aviez dit qu’il le fallait rapidement pour le vieux Frère Francis qui est si malade des poumons... J’ai voulu le refroidir en vitesse pour le mettre en flacons à votre place. J’ai donc retiré le pot du feu et l’ai plongé dans un bol d’eau froide...

— Et le pot a éclaté, acheva Cadfael, l’air résigné.

— Il s’est partagé en deux grands morceaux, reconnut Oswin, abasourdi et peiné, et tout le miel et les herbes sont tombés dans l’eau. Une chose extraordinaire ! Saviez-vous que le pot était fendu ?

— Mon fils, le pot était aussi solide qu’un roc ; c’était un de mes meilleurs, mais ni lui ni un autre ici ne sont faits pour être retirés du feu et plongés immédiatement dans de l’eau froide. L’argile ne supporte pas un changement aussi brusque, elle se rétrécit et se brise. Et à ce sujet, rappelle-toi qu’il en va de même pour les fioles de verre, s’empressa d’ajouter Cadfael. Si on veut y verser un liquide chaud, on doit d’abord réchauffer les fioles. Ne fais jamais passer de la matière directement du froid au chaud, ni du chaud au froid.

— J’ai tout nettoyé, dit Oswin d’un air contrit, et jeté les débris du pot, aussi. Mais quand même, je suis sûr qu’il devait être fendu... Je suis désolé que le sirop soit perdu et je reviendrai après souper pour en faire un autre.

« Dieu nous en préserve ! » pensa Cadfael en réussissant à ne pas le dire tout haut.

— Non, mon fils ! ajouta-t-il fermement, ton devoir est d’aller à la collation et d’observer la Règle. Je m’occuperai du sirop moi-même.

Ses pots devraient dorénavant être protégés des excellentes intentions de Frère Oswin.

— A présent, va te préparer pour les Vêpres.

C’est ainsi que le dernier exploit de Frère Oswin dans l’herbarium força Cadfael à y retourner ce soir-là, après souper, ainsi se trouva-t-il mêlé à tous les événements qui advinrent.